Extrait la joie de l' Evangile

Extraits: 



CHAPITRE I
LA TRANSFORMATION MISSIONNAIRE DE L’ÉGLISE

 I. Une Église « en sortie »
 20. Dans la Parole de Dieu apparaît constamment ce dynamisme de “la sortie” que Dieu veut provoquer chez les croyants. Abraham accepta l’appel à partir vers une terre nouvelle (cf. Gn 12,1-3). Moïse écouta l’appel de Dieu : « Va, je t’envoie » (Ex 3,10) et fit sortir le peuple vers la terre promise (cf. Ex 3, 17). À Jérémie il dit : « Vers tous ceux à qui je t’enverrai, tu iras» (Jr 1, 7). Aujourd’hui,
dans cet “ allez ” de Jésus, sont présents les scénarios et les défis toujours nouveaux de la mission évangélisatrice de l’Église, et nous sommes tous appelés à cette nouvelle “sortie” missionnaire. Tout chrétien et toute communauté discernera quel est le chemin que le Seigneur demande, mais nous sommes tous invités à accepter cet appel : sortir de son propre confort et avoir le courage de rejoindre toutes les périphéries qui ont besoin de la lumière de l’Évangile.

 21. La joie de l’Évangile qui remplit la vie de la communauté des disciples est une joie missionnaire. Les soixante-dix disciples en font l’expérience, eux qui reviennent de la mission pleins de joie (cf. Lc 10, 17). Jésus la vit, lui qui exulte de joie dans l’Esprit Saint et loue le Père parce que sa révélation rejoint les pauvres et les plus petits (cf. Lc 10, 21). Les premiers qui se convertissent la ressentent, remplis d’admiration, en écoutant la prédication des Apôtres « chacun dans sa propre langue » (Ac 2, 6) à la Pentecôte. Cette joie est un signe que l’Évangile a été annoncé et donne du fruit. Mais elle a toujours la dynamique de l’exode et du don, du fait de sortir de soi, de marcher et de semer toujours de nouveau, toujours plus loin. Le Seigneur dit : « Allons ailleurs, dans les bourgs voisins, afin que j’y prêche aussi, car c’est pour cela que je suis sorti » (Mc 1, 38). Quand la semence a été semée en un lieu, il ne s’attarde pas là pour expliquer davantage ou pour faire d’autres signes, au contraire l’Esprit le conduit à partir vers d’autres villages.

22. La parole a en soi un potentiel que nous ne pouvons pas prévoir. L’Évangile parle d’une semence qui, une fois semée, croît d’elle-même, y compris quand l’agriculteur dort (cf. Mc 4, 26-29). L’Église doit accepter cette liberté insaisissable de la Parole, qui est efficace à sa manière, et sous des formes très diverses, telles qu’en nous échappant elle dépasse souvent nos prévisions et bouleverse nos schémas. 

23. L’intimité de l’Église avec Jésus est une intimité itinérante, et la communion « se présente essentiellement comme communion missionnaire ».[20] Fidèle au modèle du maître, il est vital qu’aujourd’hui l’Église sorte pour annoncer l’Évangile à tous, en tous lieux, en toutes occasions, sans hésitation, sans répulsion et sans peur. La joie de l’Évangile est pour tout le peuple, personne ne peut en être exclu. C’est ainsi que l’ange l’annonce aux pasteurs de Bethléem : « Soyez sans crainte, car voici que je vous annonce une grande joie qui sera celle de tout le peuple » (Lc 2, 10). L’Apocalypse parle d’« une Bonne Nouvelle éternelle à annoncer à ceux qui demeurent sur la terre, à toute nation, race, langue et peuple » (Ap 14, 6).

  Prendre l’initiative, s’impliquer, accompagner, porter du fruit et fêter
 24. L’Église “en sortie” est la communauté des disciples missionnaires qui prennent l’initiative, qui s’impliquent, qui accompagnent, qui fructifient et qui fêtent. « Primerear – prendre l’initiative » : veuillez m’excuser pour ce néologisme. La communauté évangélisatrice expérimente que le Seigneur a pris l’initiative, il l’a précédée dans l’amour (cf. 1Jn 4, 10), et en raison de cela, elle sait aller de l’avant, elle sait prendre l’initiative sans crainte, aller à la rencontre, chercher ceux qui sont loin et arriver aux croisées des chemins pour inviter les exclus. Pour avoir expérimenté la miséricorde du Père et sa force de diffusion, elle vit un désir inépuisable d’offrir la miséricorde. Osons un peu plus prendre l’initiative ! En conséquence, l’Église sait “s’impliquer”. Jésus a lavé les pieds de ses disciples. Le Seigneur s’implique et implique les siens, en se mettant à genoux devant les autres pour les laver. Mais tout de suite après il dit à ses disciples : « Heureux êtes-vous, si vous le faites » (Jn 13,
17). La communauté évangélisatrice, par ses œuvres et ses gestes, se met dans la vie quotidienne des autres, elle raccourcit les distances, elle s’abaisse jusqu’à l’humiliation si c’est nécessaire, et assume la vie humaine, touchant la chair souffrante du Christ dans le peuple. Les évangélisateurs ont ainsi “l’odeur des brebis” et celles-ci écoutent leur voix. Ensuite, la communauté évangélisatrice se dispose à “accompagner”. Elle accompagne l’humanité en tous ses processus, aussi durs et prolongés qu’ils puissent être. Elle connaît les longues attentes et la patience apostolique. L’évangélisation a beaucoup de patience, et elle évite de ne pas tenir compte des limites.
Fidèle au don du Seigneur, elle sait aussi “fructifier”. La communauté évangélisatrice est toujours attentive aux fruits, parce que le Seigneur la veut féconde. Il prend soin du grain et ne perd pas la paix à cause de l’ivraie. Le semeur, quand il voit poindre l’ivraie parmi le grain n’a pas de réactions plaintives ni alarmistes. Il trouve le moyen pour faire en sorte que la Parole s’incarne dans une situation concrète et donne des fruits de vie nouvelle, bien qu’apparemment ceux-ci soient imparfaits et inachevés. Le disciple sait offrir sa vie entière et la jouer jusqu’au martyre comme témoignage de Jésus-Christ ; son rêve n’est pas d’avoir beaucoup d’ennemis, mais plutôt que la Parole soit accueillie et manifeste sa puissance libératrice et rénovatrice. Enfin, la communauté évangélisatrice, joyeuse, sait toujours “fêter”. Elle célèbre et fête chaque petite victoire, chaque pas en avant dans l’évangélisation. L’évangélisation joyeuse se fait beauté dans la liturgie, dans l’exigence quotidienne de faire progresser le bien. L’Église évangélise et s’évangélise elle-même par la beauté de la liturgie, laquelle est aussi célébration de l’activité évangélisatrice et source d’une impulsion renouvelée à se donner.

La mission qui s’incarne dans les limites humaines
40. L’Église qui est disciple-missionnaire, a besoin de croître dans son interprétation de la Parole révélée et dans sa compréhension de la vérité. La tâche des exégètes et des théologiens aide à « mûrir le jugement de l’Église ».façon les autres sciences le font aussi. Se référant aux sciences sociales, par exemple, Jean-Paul II a dit que l’Église prête attention à leurs contributions « pour tirer des indications concrètes qui l’aident à remplir sa mission de Magistère ». Outre, au sein de l’Église, il y a d’innombrables questions autour desquelles on recherche et on réfléchit avec une grande liberté. Les diverses lignes de pensée philosophique, théologique et pastorale, si elles se laissent harmoniser par l’Esprit dans le respect et dans l’amour, peuvent faire croître l’Église, en ce qu’elles aident à mieux expliciter le très riche trésor de la Parole. À ceux qui rêvent une doctrine monolithique défendue par tous sans nuances, cela peut sembler une dispersion imparfaite. Mais la réalité est que cette variété aide à manifester et à mieux développer les divers aspects de la richesse inépuisable de l’Évangile. 44

41. En même temps, les énormes et rapides changements culturels demandent que nous prêtions une constante attention pour chercher à exprimer la vérité de toujours dans un langage qui permette de reconnaître sa permanente nouveauté. Car, dans le dépôt de la doctrine chrétienne « une chose est la substance […] et une autre la manière de formuler son expression ». Parfois, en écoutant un langage complètement orthodoxe, celui que les fidèles reçoivent, à cause du langage qu’ils utilisent et comprennent, c’est quelque chose qui ne correspond pas au véritable Évangile de Jésus Christ. Avec la sainte intention de leur communiquer la vérité sur Dieu et sur l’être humain, en certaines occasions, nous leur donnons un faux dieu ou un idéal humain qui n’est pas vraiment chrétien. De cette façon, nous sommes fidèles à une formulation mais nous ne transmettons pas la substance. C’est le risque le plus grave. Rappelons-nous que « l’expression de la vérité peut avoir des formes multiples, et la rénovation des formes d’expression devient nécessaire pour transmettre à l’homme d’aujourd’hui le message évangélique dans son sens immuable ».46

42. Ceci a une grande importance dans l’an- nonce de l’Évangile, si nous avons vraiment à cœur de faire mieux percevoir sa beauté et de la faire accueillir par tous. De toute façon, nous ne pourrons jamais rendre les enseignements de l’Église comme quelque chose de facilement compréhensible et d’heureusement apprécié par tous. La foi conserve toujours un aspect de croix, elle conserve quelque obscurité qui n’enlève pas la fermeté à son adhésion. Il y a des choses qui se comprennent et s’apprécient seulement à partir de cette adhésion qui est sœur de l’amour, au-delà de la clarté avec laquelle on peut en saisir les rai- sons et les arguments. C’est pourquoi il faut rappeler que tout enseignement de la doctrine doit se situer dans l’attitude évangélisatrice qui éveille l’adhésion du cœur avec la proximité, l’amour et le témoignage.

43. Dans son constant discernement, l’Église peut aussi arriver à reconnaître des usages propres qui ne sont pas directement liés au cœur de l’Évangile. Aujourd’hui, certains usages, très enracinés dans le cours de l’histoire, ne sont plus désormais interprétés de la même façon et leur message n’est pas habituellement perçu convenablement. Ils peuvent être beaux, cependant maintenant ils ne rendent pas le même service pour la transmission de l’Évangile. N’ayons pas peur de les revoir. De la même façon, il y a des normes ou des préceptes ecclésiaux qui peuvent avoir été très efficaces à d’autres époques, mais qui n’ont plus la même force éducative comme canaux de vie. Saint Thomas d’Aquin soulignait que les préceptes donnés par le Christ et par les Apôtres au Peuple de Dieu « sont très peu nombreux ».  Citant saint Augustin, il notait qu’on doit exiger avec modération les préceptes ajoutés par l’Église postérieurement « pour ne pas alourdir la vie aux fidèles » et transformer notre religion en un esclavage, quand « la miséricorde de Dieu a voulu qu’elle fût libre ».  Cet avertissement, fait il y a plusieurs siècles, a une terrible actualité. Il devrait être un des critères à considérer au moment de penser une réforme de l’Église et de sa prédication qui permette réellement de parvenir à tous.

44. fidèles qui accompagnent leurs frères dans la foi ou sur un chemin d’ouverture à Dieu, ne peuvent pas oublier ce qu’enseigne le Catéchisme de l’Église Catholique avec beaucoup de clarté : « L’imputabilité et la responsabilité d’une action peuvent être diminuées voire supprimées par l’ignorance, l’inadvertance, la violence, la crainte, les habitudes, les affections immodérées et d’autres facteurs psychiques ou sociaux ».
Par conséquent, sans diminuer la valeur de l’idéal évangélique, il faut accompagner avec miséricorde et patience les étapes possibles de croissance des personnes qui se construisent jour après jour.  Aux prêtres je rappelle que le confessionnal ne doit pas être une salle de torture mais le lieu de la miséricorde du Seigneur qui nous stimule à faire le bien qui est possible. Un petit pas, au milieu de grandes limites humaines, peut-être plus apprécié de Dieu que la vie extérieurement correcte de celui qui passe ses jours sans avoir à affronter d’importantes difficultés. La consolation et l’aiguillon de l’amour salvifique de Dieu, qui œuvre mystérieusement en toute personne,  42

45. Nous voyons ainsi que l’engagement évangélisateur se situe dans les limites du langage et des circonstances. Il cherche toujours à mieux communiquer la vérité de l’Évangile dans un contexte déterminé, sans renoncer à la vérité, au bien et à la lumière qu’il peut apporter quand la perfection n’est pas possible. Un cœur missionnaire est conscient de ces limites et se fait « faible avec les faibles […] tout à tous » (1Co 9, 22). Jamais il ne se ferme, jamais il ne se replie sur ses propres sécurités, jamais il n’opte pour la rigidité auto-défensive. Il sait que lui-même doit croître dans la compréhension de l’Évangile et dans le discernement des sentiers de l’Esprit, et alors, il ne renonce pas au bien possible, même s’il court le risque de se salir avec la boue de la route.
Une mère au cœur ouvert

46. L’Église “en sortie” est une Église aux portes ouvertes. Sortir vers les autres pour aller aux périphéries humaines ne veut pas dire courir vers le monde sans direction et dans n’importe quel sens. Souvent il vaut mieux ralentir le pas, mettre de côté l’appréhension pour regarder dans les yeux et écouter, ou renoncer aux urgences pour accompagner celui qui est resté sur le bordde la route. Parfois c’est être comme le père du fils prodigue, qui laisse les portes ouvertes pour  qu’il puisse entrer sans difficultés quand il reviendra.

47. L’Église est appelée à être toujours la maison ouverte du Père. Un des signes concrets de cette ouverture est d’avoir partout des églises avec les portes ouvertes. De sorte que, si quelqu’un veut suivre une motion de l’Esprit et s’approcher pour chercher Dieu, il ne rencontre pas la froideur d’une porte close. Mais il y a d’autres portes qui ne doivent pas non plus se fermer. Tous peuvent participer de quelque manière à la vie ecclésiale, tous peuvent faire partie de la communauté, et même les portes des sacrements ne devraient pas se fermer pour n’importe quelle raison. Ceci vaut surtout pour ce sacrement qui est  “ la porte”, le Baptême. L’Eucharistie, même si elle constitue la plénitude de la vie sacramentelle, n’est pas un prix destiné aux parfaits, mais un généreux remède et un aliment pour les faibles. Convictions ont aussi des conséquences pastorales que nous sommes appelés à considérer avec prudence et audace. Nous nous comportons fréquemment comme des contrôleurs de la grâce et non comme des facilitateurs. Mais l’Église n’est pas une douane, elle est la maison paternelle où il y a de la place pour chacun avec sa vie difficile. 51

48. Si l’Église entière assume ce dynamisme missionnaire, elle doit parvenir à tous, sans exception. Mais qui devrait-elle privilégier ? Quand quelqu’un lit l’Évangile, il trouve une orientation très claire : pas tant les amis et voisins riches, mais surtout les pauvres et les infirmes, ceux qui sont souvent méprisés et oubliés, « ceux qui n’ont pas de quoi te le rendre » (Lc 14, 14). Aucun doute ni aucune explication, qui affaiblissent ce message si clair, ne doivent subsister. Aujourd’hui et toujours, « les pauvres sont les destinataires privilégiés de l’Évangile », gratuitement à eux, est le signe du Royaume que Jésus est venu apporter. Il faut affirmer sans détour qu’il existe un lien inséparable entre notre foi et les pauvres. Ne les laissons jamais seuls. 52

49. Sortons, sortons pour offrir à tous la vie de Jésus-Christ. Je répète ici pour toute l’Église 52 ce que j’ai dit de nombreuses fois aux prêtres et laïcs de Buenos Aires : je préfère une Église accidentée, blessée et sale pour être sortie par les chemins, plutôt qu’une Église malade de la fermeture et du confort de s’accrocher à ses propres sécurités.
Je ne veux pas une Église préoccupée d’être le centre et qui finit renfermée dans un enchevêtrement de fixations et de procédures. Si quelque chose doit saintement nous préoccuper et inquiéter notre conscience, c’est que tant de nos frères vivent sans la force, la lumière et la consolation de l’amitié de Jésus-Christ, sans une communauté de foi qui les accueille, sans un horizon de sens et de vie. Plus que la peur de se tromper j’espère que nous anime la peur de nous renfermer dans les structures qui nous donnent une fausse protection, dans les normes qui nous transforment en juges implacables, dans les habitudes où nous nous sentons tranquilles, alors que, dehors, il y a une multitude affamée, et Jésus qui nous répète sans arrêt : « Donnez-leur vous- mêmes à manger » (Mc 6, 37).




CHAPITRE 4
LA DIMENSION SOCIALE DE L’EVANGELISATION
 Le Royaume qui nous appelle
180. En lisant les Écritures, il apparaît du reste clairement que la proposition de l’Évangile ne consiste pas seulement en une relation personnelle avec Dieu. Et notre réponse d’amour ne devrait pas s’entendre non plus comme une simple somme de petits gestes personnels en faveur de quelque individu dans le besoin, ce qui pourrait constituer une sorte de “charité à la carte”, une suite d’actions tendant seulement à tranquilliser notre conscience. La proposition est le Royaume de Dieu (Lc 4, 43) ; il s’agit d’aimer Dieu qui règne dans le monde. Dans la mesure où il réussira à régner parmi nous, la vie sociale sera un espace de fraternité, de justice, de paix, de dignité pour tous. Donc, aussi bien l’annonce que l’expérience chrétienne tendent à provoquer des conséquences sociales. Cherchons son Royaume : « Cherchez d’abord son Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît » (Mt 6, 33). Le projet de Jésus est d’instaurer le Royaume de son Père ; il demande à ses disciples : « Proclamez que le Royaume des cieux est tout proche » (Mt 10, 7).

181. Anticipé et grandissant parmi nous, le Royaume concerne tout et nous rappelle ce principe de discernement que Paul VI proposait en relation au véritable développement : « Tous les hommes et tout l’homme ».[145] Nous savons que « l’évangélisation ne serait pas complète si elle ne tenait pas compte des rapports concrets et permanents qui existent entre l’Évangile et la vie, personnelle, sociale, de l’homme ».[146] Il s’agit du critère d’universalité, propre à la dynamique de l’Évangile, du moment que le Père désire que tous les hommes soient sauvés et que son dessein de salut consiste dans la récapitulation de toutes choses, celles du ciel et celles de la terre sous un seul Seigneur, qui est le Christ (cf. Ep 1, 10). Le mandat est : « Allez dans le monde entier ; proclamez l’Évangile à toute la création » (Mc 16, 15), parce que « la création en attente, aspire à la révélation des fils de Dieu » (Rm 8, 19). Toute la création signifie aussi tous les aspects de la nature humaine, de sorte que « la mission de l’annonce de la Bonne Nouvelle de Jésus Christ a une dimension universelle. Son commandement de charité embrasse toutes les dimensions de l’existence, toutes les personnes, tous les secteurs de la vie sociale et tous les peuples. Rien d’humain ne peut lui être étranger ».[147] L’espérance chrétienne véritable, qui cherche le Royaume eschatologique, engendre toujours l’histoire. La place privilégiée des pauvres dans le peuple de Dieu

199. Notre engagement ne consiste pas exclusivement en des actions ou des programmes de promotion et d’assistance ; ce que l’Esprit suscite n’est pas un débordement d’activisme, mais avant tout une attention à l’autre qu’il « considère comme un avec lui ».[166] Cette attention aimante est le début d’une véritable préoccupation pour sa personne, à partir de laquelle je désire chercher effectivement son bien. Cela implique de valoriser le pauvre dans sa bonté propre, avec sa manière d’être, avec sa culture, avec sa façon de vivre la foi. Le véritable amour est toujours contemplatif, il nous permet de servir l’autre non par nécessité ni par vanité, mais parce qu’il est beau, au-delà de ses apparences : « C’est parce qu’on aime quelqu’un qu’on lui fait des cadeaux ».[167] Le pauvre, quand il est aimé, « est estimé d’un grand prix »,[168] et ceci différencie l’authentique option pour les pauvres d’une quelconque idéologie, d’une quelconque intention d’utiliser les pauvres au service d’intérêts personnels ou politiques. C’est seulement à partir de cette proximité réelle et cordiale que nous pouvons les accompagner comme il convient sur leur chemin de libération. C’est seulement cela qui rendra possible que « dans toutes les communautés chrétiennes, les pauvres se sentent “chez eux”. Ce style ne serait-il pas la présentation la plus grande et la plus efficace de la Bonne Nouvelle du Royaume ? » [169] Sans l’option préférentielle pour les plus pauvres « l’annonce de l’Évangile, qui demeure la première des charités, risque d’être incomprise ou de se noyer dans un flot de paroles auquel la société actuelle de la communication nous expose quotidiennement ».[170]

 200. Étant donné que cette Exhortation s’adresse aux membres de l’Église catholique, je veux dire avec douleur que la pire discrimination dont souffrent les pauvres est le manque d’attention spirituelle. L’immense majorité des pauvres a une ouverture particulière à la foi ; ils ont besoin de Dieu et nous ne pouvons pas négliger de leur offrir son amitié, sa bénédiction, sa Parole, la célébration des Sacrements et la proposition d’un chemin de croissance et de maturation dans la foi. L’option préférentielle pour les pauvres doit se traduire principalement par une attention religieuse privilégiée et prioritaire.

 201. Personne ne devrait dire qu’il se maintient loin des pauvres parce que ses choix de vie lui font porter davantage d’attention à d’autres tâches. Ceci est une excuse fréquente dans les milieux académiques, d’entreprise ou professionnels, et même ecclésiaux. Même si on peut dire en général que la vocation et la mission propre des fidèles laïcs est la transformation des diverses réa- lités terrestres pour que toute l’activité humaine soit transformée par l’Évangile,[171] personne ne peut se sentir exempté de la préoccupation pour les pauvres et pour la justice sociale : « La conversion spirituelle, l’intensité de l’amour de Dieu et du prochain, le zèle pour la justice et pour la paix, le sens évangélique des pauvres et de la pauvreté sont requis de tous ».[172] Je crains que ces paroles fassent seulement l’objet de quelques commentaires sans véritables conséquences pratiques. Malgré tout, j’ai confiance dans l’ouverture et dans les bonnes dispositions des chrétiens, et je vous demande de rechercher communautairement de nouveaux chemins pour accueillir cette proposition renouvelée.


CHAPITRE V 
ÉVANGÉLISATEURS AVEC ESPRIT  
Le plaisir spirituel d’être un peuple  
268. La Parole de Dieu nous invite aussi à reconnaître que nous sommes un peuple : « Vous qui jadis n’étiez pas un peuple et qui êtes maintenant le Peuple de Dieu » (1 P 2, 10). Pour être d’authentiques évangélisateurs, il convient aussi de développer le goût spirituel d’être proche de la vie des gens, jusqu’à découvrir que c’est une source de joie supérieure. La mission est une passion pour Jésus mais, en même temps, une passion pour son peuple. Quand nous nous arrêtons devons Jésus crucifié, nous reconnaissons tout son amour qui nous rend digne et nous soutient, mais, en même temps, si nous ne sommes pas aveugles, nous commençons à percevoir que ce regard de Jésus s’élargit et se dirige, plein d’affection et d’ardeur, vers tout son peuple. Ainsi, nous redécouvrons qu’il veut se servir de nous pour devenir toujours plus proche de son peuple aimé. Il nous prend du milieu du peuple et nous envoie à son peuple, de sorte que notre identité ne se comprend pas sans cette appartenance.

269. Jésus même est le modèle de ce choix évangélique qui nous introduit au cœur du peuple. Quel bien cela nous fait de le voir proche de tous ! Quand il parlait avec une personne, il la regardait dans les yeux avec une attention profonde pleine d’amour : « Jésus fixa sur lui son regard et l’aima » (Mc 10, 21). Nous le voyons accessible, quand il s’approche de l’aveugle au bord du chemin (cf. Mc 10, 46-52), et quand il mange et boit avec les pécheurs (cf. Mc 2, 16), sans se préoccuper d’être traité de glouton et d’ivrogne (cf. Mt 11, 19). Nous le voyons disponible quand il laisse une prostituée lui oindre les pieds (cf. Lc 7, 36-50) ou quand il accueille de nuit Nicodème (cf. Jn 3, 1-15). Le don de Jésus sur la croix n’est autre que le sommet de ce style qui a marqué toute sa vie. Séduits par ce modèle, nous voulons nous intégrer profondément dans la société, partager la vie de tous et écouter leurs inquiétudes, collaborer matériellement et spirituellement avec eux dans leurs nécessités, nous réjouir avec ceux qui sont joyeux, pleurer avec ceux qui pleurent et nous engager pour la construction d’un monde nouveau, coude à coude avec les autres. Toutefois, non pas comme une obligation, comme un poids qui nous épuise, mais comme un choix personnel qui nous remplit de joie et nous donne une identité.

270. Parfois, nous sommes tentés d’être des chrétiens qui se maintiennent à une prudente distance des plaies du Seigneur. Pourtant, Jésus veut que nous touchions la misère humaine, la chair souffrante des autres. Il attend que nous renoncions à chercher ces abris personnels ou communautaires qui nous permettent de nous garder distants du cœur des drames humains, afin d’accepter vraiment d’entrer en contact avec l’existence concrète des autres et de connaître la force de la tendresse. Quand nous le faisons, notre vie devient toujours merveilleuse et nous vivons l’expérience intense d’être un peuple, l’expérience d’appartenir à un peuple.

 271. Il est vrai que, dans notre relation avec le monde, nous sommes invités à rendre compte de notre espérance, mais non pas comme des ennemis qui montrent du doigt et condamnent. Nous sommes prévenus de manière très évidente : « Que ce soit avec douceur et respect » (1 P 3, 16), et « en paix avec tous si possible, autant qu’il dépend de vous » (Rm 12, 18). Nous sommes aussi appelés à essayer de vaincre le « mal par le bien » (Rm 12, 21), sans nous lasser de « faire le bien » (Ga 6, 9) et sans prétendre être supérieurs, mais considérant plutôt « les autres supérieurs à soi » (Ph 2, 3). De fait, les Apôtres du Seigneur « avaient la faveur de tout le peuple » (Ac 2, 47 ; cf. 4, 21.33 ; 5, 13). Il est évident que Jésus Christ ne veut pas que nous soyons comme des princes, qui regardent avec dédain, mais que nous soyons des hommes et des femmes du peuple. Ce n’est ni l’opinion d’un Pape ni une option pastorale parmi d’autres possibilités ; ce sont des indications de la Parole de Dieu, aussi claires, directes et indiscutables qu’elles n’ont pas besoin d’interprétations qui leur enlèveraient leur force d’interpellation. Vivons-les “sine glossa ”, sans commentaires. Ainsi, nous ferons l’expérience de la joie missionnaire de partager la vie avec le peuple fidèle à Dieu en essayant d’allumer le feu au cœur du monde.

 272. L’amour pour les gens est une force spirituelle qui permet la rencontre totale avec Dieu, à tel point que celui qui n’aime pas son frère « marche dans les ténèbres » (1 Jn 2, 11), « demeure dans la mort » (1 Jn 3, 14) et « n’a pas connu Dieu » (1 Jn 4, 8). Benoît XVI a dit que « fermer les yeux sur son prochain rend aveugle aussi devant Dieu »,[209] et que l’amour est la source de l’unique lumière qui « illumine sans cesse à nouveau un monde dans l’obscurité et qui nous donne le courage de vivre et d’agir ».[210] Ainsi, quand nous vivons la mystique de nous approcher des autres, afin de rechercher leur bien, nous dilatons notre être intérieur pour recevoir les plus beaux dons du Seigneur. Chaque fois que nous rencontrons un être humain dans l’amour, nous nous mettons dans une condition qui nous permet de découvrir quelque chose de nouveau de Dieu. Chaque fois que nos yeux s’ouvrent pour reconnaître le prochain, notre foi s’illumine davantage pour reconnaître Dieu. Il en ressort que, si nous voulons grandir dans la vie spirituelle, nous ne pouvons pas cesser d’être missionnaires. L’œuvre d’évangélisation enrichit l’esprit et le cœur, nous ouvre des horizons spirituels, nous rend plus sensibles pour reconnaître l’action de l’Esprit, nous fait sortir de nos schémas spirituels limités. En même temps, un missionnaire pleinement dévoué, expérimente dans son travail le plaisir d’être une source, qui déborde et rafraîchit les autres. Seul celui qui se sent porter à chercher le bien du prochain, et désire le bonheur des autres, peut être missionnaire. Cette ouverture du cœur est source de bonheur, car « il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir » (Ac 20, 35). Personne ne vit mieux en fuyant les autres, en se cachant, en refusant de compatir et de donner, en s’enfermant dans le confort. Ce n’est rien d’autre qu’un lent suicide.

 273. La mission au cœur du peuple n’est ni une partie de ma vie ni un ornement que je peux quitter, ni un appendice ni un moment de l’existence. Elle est quelque chose que je ne peux pas arracher de mon être si je ne veux pas me détruire. Je suis une mission sur cette terre, et pour cela je suis dans ce monde. Je dois reconnaître que je suis comme marqué au feu par cette mission afin d’éclairer, de bénir, de vivifier, de soulager, de guérir, de libérer. Là apparaît l’infirmière dans l’âme, le professeur dans l’âme, le politique dans l’âme, ceux qui ont décidé, au fond, d’être avec les autres et pour les autres. Toutefois, si une personne met d’un côté son devoir et de l’autre sa vie privée, tout deviendra triste, et elle vivra en cherchant sans cesse des gratifications ou en défendant ses propres intérêts. Elle cessera d’être peuple.

274. Pour partager la vie des gens et nous donner généreusement, nous devons reconnaître aussi que chaque personne est digne de notre dévouement. Ce n’est ni pour son aspect physique, ni pour ses capacités, ni pour son langage, ni pour sa mentalité ni pour les satisfactions qu’elle nous donne, mais plutôt parce qu’elle est œuvre de Dieu, sa créature. Il l’a créée à son image, et elle reflète quelque chose de sa gloire. Tout être humain fait l’objet de la tendresse infinie du Seigneur, qui habite dans sa vie. Jésus Christ a versé son précieux sang sur la croix pour cette personne. Au-delà de toute apparence, chaque être est infiniment sacré et mérite notre affection et notre dévouement. C’est pourquoi, si je réussis à aider une seule personne à vivre mieux, cela justifie déjà le don de ma vie. C’est beau d’être un peuple fidèle de Dieu. Et nous atteignons la plénitude quand nous brisons les murs, pour que notre cœur se remplisse de visages et de noms !

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